Elle connaîtra le mois prochain la fortune ou l’infortune de sa démarche judiciaire. C’est, en effet, le 7 juin, semble-t-il, que le tribunal de grande instance de Paris examinera les faits motivant les dommages et intérêts réclamés à Lady Gaga par la plaignante : un peu plus de 30 millions de dollars (31,7 millions exactement, soit 7,5 % des gains générés par la chanson Born This Way et le clip afférent). En cause, dans cette affaire, les emprunts assez incontestables faits par Lady Gaga à diverses œuvres de l’artiste enregistrée par l’état civil, depuis le 30 mai 1947, sous le nom de Mireille, Suzanne, Francette Porte, mais qui, depuis les années 60, se présente sous le nom d’artiste, libellé en lettres majuscules : ORLAN. Un nom qui ressemblait à une marque bien avant que ce soit l’usage chez les artistes et qui ne laisse aucun doute sur son intention de se sculpter, en tant que personnage, par touches successives, de se modeler comme un sculpteur le ferait d’un bloc de glaise.
Se sculpter, elle le fit très littéralement entre 1990 et 1993, infligeant à son corps une série de neuf opérations esthétiques intitulées La Réincarnation de sainte Orlan. Leur théâtralisation et leur mise en scène apparaissent, rétrospectivement, comme des moments saillants de l’histoire de l’art du xxe siècle. Filmées et retransmises en temps réel (avant que la télé-réalité ne banalise cette façon de faire) dans des espaces d’exposition et alors que le champ médiatique ne disposait pas encore des commodités d’Internet, ces opérations montrent une ORLAN allongée dans le bloc opératoire – habillée par Paco Rabanne ou Issey Miyake – lisant des textes (Le Tiers instruit de Michel Serres), tandis que le bistouri s’affaire sur son visage éveillé – elle demanda à n’être pas endormie totalement, faisant fi de la douleur.
Pour mesurer l’incongruité d’une telle démarche et comprendre son caractère précurseur, il faut la replacer dans le contexte de l’art du début des années 90. En 1992 et 1993, l’exposition Post Humanorganisée par Jeffrey Deitch faisait ainsi des modifications du corps humain et de la naissance des cyborgs son sujet. ORLAN, de son côté, apporte une contribution totalement inédite, et probablement assez inacceptable pour l’époque. À l’instar de toutes les grandes œuvres de l’histoire de l’art, son pouvoir d’étonnement est resté parfaitement intact. L’implication physique de l’artiste, en revanche, nous paraît aujourd’hui particulièrement extravagante, quand les carrières artistiques semblent désormais s’accommoder de toutes les formes possibles de détachement et de désinvolture – et ne se confrontent finalement plus à aucune hostilité. En se livrant à ces opérations, ORLAN ne songeait pas à dénoncer la chirurgie esthétique (on imagine bien comment cette lecture pourrait être faite aujourd’hui), mais à titiller les canons de la beauté féminine dans l’art classique occidental. Elle fit donc modifier sa bouche pour qu’elle soit conforme à celle de la princesse de la mythologie grecque Europe, peinte au xviiie siècle par François Boucher (L’Enlèvement d’Europe, 1747). Elle fit également rectifier son front sur le modèle du Portrait de Monna Lisa (1503) de Léonard de Vinci. Pour son nouveau menton, elle s’inspira de la Vénus de Botticelli (La Naissance de Vénus, 1485). Son ambition était non pas d’atteindre à une supposée beauté supérieure, ou beauté générique, mais de produire une sorte d’hybride qui porterait en lui les stigmates de l’histoire de l’art. Quel projet fascinant quand on y pense, plutôt que de s’inscrire dans l’histoire de l’art, d’inscrire l’histoire de l’art sur soi – comme un fardeau, un rappel – et de donner à tout cela une dimension spectaculaire et médiatique. Un projet, en tout cas, un peu plus substantiel que celui qui conduisit récemment une supposée artiste à se dénuder devant L’Origine du monde de Gustave Courbet au musée d’Orsay – comme le fit Deborah De Robertis le 29 mai 2014. Tout, en la matière, renvoie d’ailleurs aux gestes précurseurs d’ORLAN, qui livra en 1989 sa propre version du tableau de Courbet en remplaçant le personnage féminin par un personnage masculin, pareillement alangui et privé de visage, offrant tout pareillement son sexe au regard du spectateur (L’Origine de la guerre).
ORLAN a réglé de longue date la question du genre, déclarant être à la fois “une homme et un femme”. En 1977, dans les allées de la FIAC, elle vend un baiser pour cinq francs (Le Baiser de l’artiste), se drape dans des kilomètres de tissu blanc à la manière des statues baroques (Le Drapé-Le Baroque, 1971-1990). Dans les années 80, elle propulse son personnage en héros de films virtuels dont elle crée les affiches. Bref, elle entraîne dans toutes sortes de choix et de gestes ce “double” dont elle a accouché, au sens littéral du terme d’ailleurs, puisqu’en 1964 la photographie ORLAN accouche d’elle-m’aime la représente donnant naissance à un personnage androgyne dont, depuis lors, elle semble écrire l’histoire, modifier le destin. Depuis le début des années 2000, elle le fait essentiellement en utilisant la photographie et les altérations numériques, explorant encore divers canons de beauté. Surtout, elle a donné à ce “personnage” une très réelle vie médiatique, arborant une chevelure bicolore jaune et noir et des lunettes rondes de la même couleur, apparaissant telle une figure de Marvel, de super-héros dont l’accoutrement opère la distinction avec les personnages ordinaires. C’est une manière qu’elle emprunte d’ailleurs plutôt à l’industrie musicale où, de Robert Smith (avec sa crinière ébouriffée et son rouge à lèvres) à Sia (avec ses perruques descendant loin devant ses yeux), il est répandu de se présenter sous l’aspect d’un avatar.
À l’extravagance, ORLAN n’a jamais renoncé, même après que les artistes sont devenus une catégorie banale de la société. À l’heure de “l’artiste entrepreneur”, entouré d’un bataillon d’assistants, surveillant en temps réel sur plusieurs écrans les résultats des ventes aux enchères, le personnage “folklorique” d’ORLAN reste suffisamment dérangeant. Elle assume ce folklore, en rajoute (indiquant aux journalistes venus à la présentation d’une exposition : “Venez voir : du feu sort de mon cul !”), ne cède en rien aux convenances, rappelant ainsi que l’art “contemporain” n’avait pas pour ambition originelle de satisfaire mais d’inquiéter. Elle-même ne semble pas vouloir se satisfaire de la légitimité indiscutable que lui confère son œuvre et entend bien inquiéter encore.
Inquiéter encore et inspirer toujours. L’œuvre d’ORLAN produit invariablement cet effet. En atteste l’une de ses dernières opérations chirurgicales, réalisée à New York en 1993, au cours de laquelle elle fit greffer sur ses tempes deux protubérances d’ordinaire employées pour redessiner le menton. Plus de vingt ans après, ces deux excroissances peu naturelles sont toujours là. ORLAN les maquille souvent d’une poudre pailletée qui les fait doucement scintiller – et observe le regard de ses interlocuteurs qui s’attardent sur ces proéminences insolentes. Ce sont ces protubérances qui sont, entre autres, au cœur du conflit qui ne l’oppose pas tant à Lady Gaga qu’aux directeurs artistiques qui – comme tous les directeurs artistiques (ceux de l’industrie musicale, de l’industrie de la mode ou de toutes sortes d’industries événementielles) – pillent allègrement les inventions des artistes pour les transformer en distractions éphémères.
Dans cet univers où de courageuses propositions esthétiques se voient ainsi réduites à un triste mood board, les traces du courage et la fantaisie d’ORLAN semblent être tombées entre les mains de créatifs autrement peu inspirés, et c’est effectivement beaucoup de son univers qui se retrouve dans le clip incriminé de Lady Gaga – des drapés baroques aux implants. C’est presque inévitable, et ORLAN s’en serait accommodée si une demande concrète (et accessoirement polie) avait accompagné cette très littérale citation. Elle inspirera encore, quoi qu’il advienne, comme elle inspira aussi le cinéaste canadien David Cronenberg, censé travailler au début des années 2000 à un film qui aurait raconté l’histoire de Saul Tenser, un artiste “ayant une grande tolérance à la douleur”, inspiré très précisément par ORLAN. C’est ce qui la distingue des autres, en vérité : cette capacité non pas à simplement produire des objets, mais à infliger à l’imaginaire d’inépuisables et délicieuses tortures.
du 23 avril au 20 août.
Par Éric Troncy
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